J’avais 20 ans, elle aussi. On m’attribuait un certain caractère, on lui trouvait quelques manies. Elle n’était pas bien grande, moi non plus. Elle appartenait à une amie, elle me fut offerte. Cadeau plutôt imprévu que cette ponette welsh à l’originale robe pie, toisant 1,47 mètre, et toujours bon pied bon œil malgré ce qu’on considérait à l’époque pour un grand âge de cheval… Rappelez-vous, c’était il y a … 20 ans ! On ne parlait pas de retraite pour les équidés, mais de boucherie. On ne parlait pas non plus de gériatrie équine, la drôle d’idée. Les chevaux économiquement plus rentables disparaissaient mystérieusement des manèges, on disait pudiquement qu’ils étaient « partis »… L’éthologie et la psychologie équine étaient superbement ignorées, hormis par quelques scientifiques… Seuls de rares et nobles écuyers dispensaient un art équestre de qualité, mais dans la plupart des manèges, c’était la règle du « tire-pousse », de la rentabilité et déjà de la compétition. Clarissa avait vécu tout ça, et c’était aussi ce qu’on m’avait appris.

Clarissa, à 20 ans, a donc quitté le manège pour venir vivre avec moi. C’est qu’elle avait déjà vécu, la demoiselle. Débourrée avec difficultés vers les 10 ans, elle avait tourné en concours nationaux de dressage quelques années, et possédait de bien jolies allures. Un petit poulain lui était venu, par accident, lors de son importation d’Angleterre. Et puis sa cavalière avait grandit, s’était consacrée à ses études, et Clarissa tournait en demi-pension dans un honnête manège. Eu égard à son âge, on lui confiait les débutants, en serre-file de reprise. Elle en dépérissait, l’ex-championne, et y perdait tout son allant. Il en fut tout autrement une fois avec moi. Il faut dire que mon expérience de l’époque était assez limitée. J’adorais les animaux, mais n’étais pas très douée, sportivement parlant. D’aucuns me trouvaient un feeling particulier avec eux, et les chevaux me fascinaient depuis l’enfance.

D’emblée, Clarissa a su me parler. Tout d’abord, elle a repris du poil de la bête. De gentille jument calme et effacée, elle est redevenue la préférée, la première, celle dont on s’occupe. Elle a affiché ses préférences, ses envies, son indépendance, et surtout, elle m’a appris à considérer les chevaux autrement. Elle m’a fait comprendre qu’un cheval est un être à part entière, et elle m’a appris le respect. Elle fut également un cheval d’école d’exception, de ceux qui vous donnent tout, et pardonnent beaucoup, comme les sévères maîtres d’école d’antan. Elle avait aussi son petit caractère, comme de tirer au renard au moindre soupçon d’enfermement. Qu’à cela ne tienne : je lui ai appris la « rêne pendante » de la monte western.

Vers ses 30 ans, Clarissa était toujours aussi pétulante, mais présentait quelques raideurs. En concertation avec mon vétérinaire, ce dernier m’a suggéré d’apprendre l’attelage à Clari. Elle fut donc, à cet âge canonique, débourrée à l’attelage. Sans œillères. Parce que sa confiance en moi était telle qu’il fallait qu’elle me voit.

C’était aussi une « mamy » pour les autres chevaux, qui la protégeaient de touchante manière. Et sur lesquels elle veillait comme une mère. Combien de fois n’est-elle pas venue me chercher, parce qu’un de ses compagnons était malade ou blessé ? Bien sûr, il fallait la comprendre, et bien souvent, humaine ignare que j’étais, je ne comprenais que « après »… Elle a connu tous mes autres chevaux, qui semblaient toujours « de passage » dans les écuries, alors qu’elle restait immuable, pareille à elle-même, comme si le temps n’avait pas de prise…

Elle avait aussi quelques particularités, comme de pouvoir ouvrir n’importe quelle porte ou barrière, y compris les poignées de clôtures électriques : une vraie calamité, qui m’obligeait à déployer des trésors d’intelligence pour la contrer. Elle jouait à cache-cache, derrière les arbres, persuadée parce qu’elle ne me voyait pas, que je ne la voyais pas non plus ! Elle adorait les tout-petits enfants, se transformant en statue de sel pour ne pas les effrayer. Je l’ai montée jusqu’à ses 34 ans. C’était important qu’elle sente qu’elle restait « la première ».

La vraie vieillesse, Clarissa ne l’a pas connue. D’abord parce que physiquement, elle ne présentait aucun des habituels bobos des vieux chevaux, sauf un peu d’arthrose. Ensuite, parce qu’elle fit une mystérieuse maladie, une espèce d’ « Alzheimer » équin, qui a duré plus d’une année et qui a fait que j’ai décidé de la faire euthanasier. L’image que j’en garde, c’est une très jolie petite jument pie, au caractère impétueux, au cœur d’une générosité incroyable, qui, un jour, a décidé de mon confier quelques secrets du monde des chevaux.

La première fois que j’ai vu Matador, je me suis dit « Ce cheval n’est pas pour moi ! ». C’était un grand croisé hanovrien-trakhener, toisant 1.83 au garrot, et tonnant… 850 kg au bas mot.

Son physique : ingrat, on peut le dire. De la ganache, pas d’encolure, un dos juste correct, des membres lourds : pas vraiment un prix de beauté… Un peu beaucoup pour mon 1.60 mètre et mes 55 kg de l’époque… Je l’ai essayé, sur une selle infâme : il était bien brave, mais son éducation avait été réduite au strict minimum d’un cheval d’obstacle de seconde catégorie : sauter, sauter, sauter… Il tournait avec la grâce d’un porte-avions, et était aussi léger en bouche qu’un engin de chantier sans direction assistée. Mes prétentions équestres de l’époque étaient telles que cette « légère imprécision » dans le travail ne me heurtait pas outre mesure… Et puis, quand la bise de l’hiver fut venue, je me rendis compte à quel point j’étais dépourvue de connaissances équestres, mon « instruction » ayant été réduite à des heures et des heures de manège, sur des montures diverses, et sans autre pédagogie qu’un moniteur hurlant au milieu du bac à sable, nous apprenant la loi du « tire-pousse ».

Tourner dans le carré de sable sans but, très peu pour moi. J’ai donc commencé à reprendre des cours, cette fois avec un écuyer, militaire de carrière, passionné de dressage, et qui m’a beaucoup appris, pendant les 4 ans qu’a duré cet écolage. Entretemps, Matador était devenu un bien brave cheval, mis à toutes les sauces, dont celle de l’amazone, et il s’en portait bien, ma fois ! Mon écuyer-professeur, en tout cas, en fut très vite convaincu. Mon cheval si massif, devenait une élégante monture de dame, sous la selle à fourches. Il travaillait de mieux en mieux, et ce fut mon premier cheval d’amazone. Quel plaisir ce fut !

Il est parti de mes écuries, après 7 ans d’une très fructueuse collaboration. Il avait 18 ans, et commençait à souffrir d’arthrose. Ce fut lui, mon vrai « cheval d’école » en amazone.

Lassée de mes demi-pensionnaires (et surtout de leurs propriétaires), j’ai décidé de m’acheter mon propre cheval. J’en avais les moyens, et les installations. Et puis Clarissa vieillissait… Mon expérience équestre de l’époque : je croyais m’y connaître, modestement…

J’ai commencé par en dresser le portrait idéal : hongre bien dans sa tête, pas trop grand (moins de 1.60…), Pur race espagnol, pas blanc, mis en basse école. A l’achat, ça a donné : étalon légèrement timbré et chaud comme un lapin, 1.52 m (ça, c’était bon !), blanc comme neige (ben voyons !), mis à n’importe quoi dans le désordre, comme au tiercé quand on ne gagne pas !
En bref, j’avais eu un coup de foudre équin ! Et quel coup de foudre : Antarès était tout simplement magnifique… du moins quand il a été un peu retapé : une bonne centaine de kilos pour lui refaire une silhouette, un peu de musculation pour que son chignon d’étalon ne tombe plus, une école de patience pour qu’il ne se croit pas sur le pas de tir de Cap Canaveral à la moindre occasion, mais surtout… une gentillesse, une douceur… uniques ! Très attentionné envers moi, il ne m’a jamais bousculée.

Il a-do-rait qu’on le papouille de tous côtés (au point de perdre l’équilibre quand on lui gratouillait le ventre…), qu’on s’occupe de lui, qu’on le rassure. Les hommes ne l’avaient pas gâté : il suffisait de regarder son chanfrein pour le savoir… La première fois que je l’ai lâché en prairie, il n’a pas voulu me quitter, et nous sommes revenus au boxe de concert : il n’avait jamais été en pâture... Pauvre Antarès que bien des gens ont traité de « fou », je savais qu’il y avait de l’or dans ton caractère.

Encore un cheval qui se sentait bien mieux, monté en amazone : plus de jambes pour lui faire peur, moins de contraintes, et une amazone légère qui lui faisait confiance… Il en devenait magnifique, mon bucéphale à l’énorme encolure si parfaitement rouée…
Et j’ai du le vendre, bien malgré moi, heureusement à celui qui le méritait, et qui a pris soin de lui jusqu’à la fin…
A ce cheval si unique, je dis merci de m’avoir fait découvrir un monde magique. Puisse Antarès galoper tranquillement derrière le Rainbow Bridge, entouré comme il sied aux seigneurs, d’une cour de juments joyeuses …

Idaho, ma petite bombe espagnole, c’est le contraire d’un coup de foudre, c’est mon cheval « de raison »… Enfin, il paraît ! Je me relevais péniblement d’un gros accident et étais incapable de marcher correctement. Antarès avait été vendu, et la dépression me guettait. Clarissa était déjà âgée, et je me retrouvais sans cheval à travailler. J’ai vu une petite annonce : « hongre PRE isabelle, 1.57 à vendre, prix raisonnable ». Hongre, c’était parfait. PRE, également. Isabelle, ça m’intriguait : les isabelles ne sont pas admis en PRE.

J’ai donc pris contact avec la propriétaire. Une chose entraînant l’autre, j’ai été jusque Versailles pour voir cette curiosité. Qui s’est révélé bien brave : monté par une débutante sans équilibre qui tentait de lui arracher quelques molaires, il n’a manifesté qu’un mécontentement modéré… S’il était si gentil avec cette cavalière, il s’accommoderait bien de ma « drôle de monte » et de mes ennuis de santé. Je l’ai donc acheté, par raison, puisque si je remontais à cheval, il fallait que je le fasse dans des conditions de sécurité maximales.

Idaho s’est révélé une monture vraiment fantastique : il fut mis en amazone en un temps record, et nous avons commencé notre vie commune : petits concours, démonstrations, initiations, cortèges, défilés, etc… Idaho n’est pas toujours un cheval facile : il chauffe volontiers. Il n’aime pas trop la contrainte, ni les cavaliers crispés. La piste, il ne lui en faut pas trop : il veut bien faire « un peu de tout », mais en quantité modérée ! Il a goûté de la randonnée, et est devenu un cheval d’extérieur d’une confiance absolue. Il est monté en hackamore le plus souvent, et son mental en a été transformé. Maintenant, il accepte la main, même en bride. Il met mes élèves totalement à l’aise pour leurs premiers essais dans les fourches : tout pour plaire, quoi ! Je l’adore, mon « poney jaune », et il me le rend bien. Nous sommes râleurs, l’un comme l’autre, et nous accordons en général très bien. C’est un petit cheval très sérieux, qui prend souvent son boulot très à cœur, et qui prend bien soin de son amazone préférée.

Depuis que je monte à cheval, et que je possède des chevaux, j’avoue une veine incroyable : je n’ai que de bons chevaux ! Question : y’a-t-il de mauvais chevaux, ou de mauvais cavaliers ? Le dernier arrivé à la maison me le prouve encore chaque jour. Ysbrand est un pur frison, il toise 1.80 au garrot, pèse 900 kg, et j’en ai hérité tout à fait par hasard.

Je l’ai découvert au fin fond d’une prairie d’Ardenne, atteint d’une grave dermite estivale, et un peu laissé pour compte. J’ai fait la connaissance de son propriétaire, qui a décidé de me le confier. Son débourrage n’a pas pris bien longtemps, et pourtant, il avait déjà 9 ans. Il fut très rapidement mis en amazone, puis à l’attelage, puis au débardage, et enfin comme cheval de bât. L’année même où il est arrivé chez moi, il n’avait quasi pas d’encolure, mais déjà une belle prestance. Tout comme Idaho, il a été mis à toutes les sauces : défilés, cortèges, présentations, animations. Depuis peu, Ice (son petit nom) devient un excellent cheval d’école : c’est un professeur patient, quoiqu’un tantinet têtu, comme tout frison qui se respecte ! Grâce à son calme olympien, même le plus crispé des élèves se détend sur son dos.

Sa dermite s’est un peu améliorée, mais nécessite des soins constants. Il vit emmitouflé dans une moustiquaire de mai à octobre, reçoit régulièrement un traitement pour renforcer son système immunitaire, doit être oint de diverses crèmes et lotions calmantes et traitantes quand le grattage devient trop virulent. Il a un caractère en or massif, voire en vermeil. Calme en toutes circonstances, il est un excellent catalyseur pour les humeurs de ses copains de prairie.
J’oubliais : son fan-club s’agrandit de jours en jours… parce que, et ceci ne gâche rien… c’est un très beau cheval !